La ferme expérimentale d'Emile Hecquet d'Orval
Membre du Comice agricole d'Abbeville, dont il est parfois le secrétaire (en juin 1843 notamment), on retrouve Hecquet d'Orval dans diverses commissions d'attributions de primes. Il est même désigné (avec quatre autres délégués et le président) pour représenter cette institution régionale au congrès central d'agriculture qui a lieu au cours de l'année 1850. Lui-même est d'ailleurs parfois récompensé (une prime lui est attribuée pour une charrue, en juillet 1846, par exemple). En outre, E. Hecquet d'Orval a rédigé quelques ouvrages dont certains directement liés à ses préoccupations agricoles et en particulier à ses expériences : il s'intéresse, par exemple, à la destruction des insectes nuisibles aux récoltes et en particulier à la destruction des vers blancs qu'il propose d'éradiquer par la jachère. Il n'hésite pas, pour cela, à expérimenter son procédé sur deux pièces de terre de cultures, de son domaine. Il va même (d'après J.-M. Wiscart) engager la presque totalité de son patrimoine foncier, dans sa ferme.
Ajoutés à la description des bâtiments, ces quelques éléments, même présentés de manière sommaire, permettent de se rendre compte que l'activité agricole, ou plutôt agronomique de ce "gentleman farmer éclairé" peuvent le faire entrer parmi les propriétaires de fermes considérées comme modèles à son époque (voir dossier généralité Fermes et en particulier les annexes n° 1 et 2). Il s'agit de modèle, en effet, dans la mesure où finalement peu de choses semblent être laissées au hasard et où les perfectionnements de toutes sortes (aussi bien dans l'outillage que dans la culture, l'élevage, etc.) sont sans cesse recherchés. Toutefois, il ne semble pas évident de considérer cette ferme comme "modèle" si l'on considère ce mot dans son acception figurée c'est à dire, "propre à imiter" : si toutes ces expériences sont dûes à l'homme, à sa formation (reçue à l'Ecole de Roville), elles sont permises également par sa fortune (voir l'allusion faite à cet égard, dans le compte-rendu de visite de ferme d'août 1847, ci-dessous), par conséquent on a du mal à imaginer que cette ferme puisse être reproduite, en quelque sorte, par tout un chacun. Aussi lui préférons-nous le terme de ferme expérimentale qui correspond peut-être finalement mieux à la réalité de l'époque et du personnage.
Dans le cadre de visites de fermes effectuées par un membre désigné du Comice agricole, deux compte-rendus (au moins) rendent compte de visites faites à la ferme de Bonnance.
En Août 1847, on apprend que l'exploitation agricole de M. d'Orval est en très bon état. Ses terres sont bien cultivées, bien nettes, son assolement bien combiné, ses fumiers bien faits, appliqués à propos : et il en résulte de bonnes récoltes. On ne s'aperçoit pas qu'un sol médiocre les a produites ; dans les meilleures terres on ne trouve pas mieux, et l'on ne croirait pas qu'il y a peu d'années (8 ans), ces champs si fertiles étaient couverts d'arbres, faisaient partie d'une forêt. Que l'on excepte deux parcelles où l'on a mis du lin, du chanvre, cultures hasardées dans un terrain si sec, tout le reste est beau. Les blés sont extraordinaires pour la hauteur, leurs épis sont bien garnis et promettent un bon rendement. Les avoines, fort claires en général, font là une favorable exception. Les prairies artificielles sont forts bonnes pour l'année ; celles qui ont été semées pour l'année prochaine, donnent de belles espérances : on peut en dire autant des pommes de terres et autres racines. Les fèves, vesces et bisailles qui étaient superbes, ont été brûlées par la chaleur ou mangées par des pucerons. C'est un de ces maux que le cultivateur le plus sage ne peut ni prévoir ni éviter.
Il manque à cet établissement une pâture permanente, plantée de pommiers, telle que nous en avons vu en faisant nos visites.
Nous dirons peu de choses des bâtiments d'exploitation, une commission spéciale les a visités et peut en rendre un meilleur compte que nous. Nous dirons seulement (laissant de côté ce qui annonce l'homme riche, et ne nous occupant que de ce qui est essentiel à l'agriculture), que ces bâtiments sont vastes, bien aérés, commodes pour le service et la surveillance.
On recommande aux cultivateurs d'établir des ruisseaux dans leurs écuries, dans leurs étables à vaches pour l'égoût des urines de ces animaux. M. d'Orval a préféré faire derrière eux une rigole où l'eau se ramasse, et la litière qui y est repoussée macérée imbibe la matière liquide qui s'y trouve ; c'est un commencement de préparation pour le fumier.
Ces fumiers sont déposés dans une partie de la cour qui est entourée de palissades, c'est là qu'habitent les vaches une partie de l'année ; d'un côté elles ont un vaste hangar pour s'abriter et de l'autre une mare.
Les cochons ont aussi près de leurs étables une cour particulière. Ces animaux proviennent encore des cochons que le Comice a fait venir de Grignon : c'est une bonne race, on doit chercher à l'étendre. M. d'Orval engraisse des cochons et des vaches en hiver principalement.
Le compte-rendu d'Août, Septembre est à peu près similaire dans son contenu, si ce n'est qu'il s'attache plus à l'examen des plantes fourragères (objet de la prime d'alors). On dispose toutefois d'une liste comportant le nombre d'animaux qu'il peut être intéressant de reproduire ici puisqu'elle renseigne, en partie, sur la capacité des bâtiments à fonction agricole de la ferme (au moins pour l'année 1847) : M. E. Hecquet d'Orval nourrit et entretient dans l'écurie, 15 chevaux de trait, 4 élèves ; dans la vacherie, 2 boeufs gras, 1 taureau, 13 vaches, 18 élèves et dans la porcherie, 6 truies, 1 verrat, 1 porc à l'engrais et 20 élèves".
En réfléchissant sur les rapports que des grands propriétaires de "fermes-modèles" entretenaient avec le reste de la société de leur temps, J.-M. Wiscart (Ruralia, p. 16) interprète la situation topographique de certains domaines à l'écart des villages voisins comme étant une volonté (de la part de ces propriétaires) de prendre des distances face aux anciennes contraintes communautaires et de faire jouer leur seul intérêt. Il est possible toutefois de nuancer ce discours, au moins pour Hecquet d'Orval. En effet, si le domaine de Bonance (cité en exemple par l'auteur) est bien situé à l'écart du village de Port-le-Grand, E. Hecquet d'Orval a néanmoins été maire de la commune de Port-le-Grand (notice nécrologique, p. 604). Par ailleurs, les motivations exposées sur des travaux qu'il a effectués et l'ayant conduit à la découverte d'un squelette humain avec des armes d'époque franque (exposé lu à la Société d'Emulation d'Abbeville en 1872), montrent qu'il a le soucis de ses contemporains, immédiatement voisins, même si l´on ne peut totalement écarter des intérêts plus personnels liés à son esprit inventif et sans cesse à la recherche d'améliorations techniques de transformations du sol, de son environnement, etc. Cette découverte est donc faite à l'occasion de comblements des renclôtures situées dans la partie basse de Port-le-Grand dans l´intérêt (dit l'auteur) de la salubrité de la commune de Port le Grand. Il explique le contexte assez précisément : nous avons commencé à faire combler en 1869, une assez grande étendue d´eau croupissante dans la partie basse de nos mollières de la quatrième renclôture de la baie de Somme. Formée par l´ancien talweg du fleuve cette dépression présentait une surface d´environ 17.000 mètres dont les bords peu inclinés et les îlots vaseux, après avoir été submergés en hiver et au printemps, s´asséchaient sous l´influence des chaleurs. Il s´en exhalait alors des émanations putrides qui, transportées par les vents du sud, d´ouest et de sud-ouest, contribuaient aux fièvres paludéennes assez fréquentes dans le pays. Une masse de terre importante était nécessaire pour supprimer un aussi vaste foyer d´infection. Il se trouvait heureusement à proximité, une parcelle de terrain en relief, de cinquante-cinq ares de surface, laissée à l´ouest d´une tranchée ouverte naguère, pour l´établissement du chemin de fer, dans le coteau qui s´incline jusqu´à la baie. Nous nous rendîmes acquéreurs de cette butte qui nous a fourni les matériaux nécessaires au comblement de l´étang marécageux.
Chercheur du service de l'Inventaire général du patrimoine culturel de Picardie, puis des Hauts-de-France, depuis 2002.