L'artisanat textile en Val de Nièvre
Une tradition locale
Comme dans l'ensemble de la Picardie, la tradition textile du Val de Nièvre et de ses environs a une origine ancienne. Dès la fin du Moyen Age, les vallées à fond plat et humide ont favorisé la culture et le rouissage du lin et du chanvre, le nom latin de cette dérnière plante lignieuse (cannabis) ayant du reste longtemps été considéré comme l'étymologie du nom de la commune de Canaples.
Ces activités occupent une main d'oeuvre assez nombreuse, notamment pour le travail de préparation qui comprend des étapes bien précises :
- la culture. Le lin et le chanvre sont des plantes ligneuses à croissance rapide. Plantés au printemps dans les linières et chènevières, ils sont récoltés l'été. Plusieurs toponymes (notamment les Chanvrières de Rhin à Canaples) ont gardé le souvenir de ces champs.
- le rouissage. Après la récolte, les pieds sont mis à macérer en milieu humide (rivières ou marais) afin de séparer les fibres par élimination de la sève et des résines (péctine). Comme semble l'indiquer son nom, le ruisseau dit fontaine des Ruissoirs, à Pernois, était probablement dédié à cette activité. Le rouissage s'achevait par le séchage des fibres dans un petit bâtiment chauffé par une cheminée, comme celui que l'on voit encore en bordure de la cour d'une ferme de Canaples (étudiée).
- le teillage ou écangage. Les fibres sont séparées du bois et de l'écorce de la plante, par broyage (avec un teil ou un écang) et par raclage. Cette opération permet également de séparer les fibres longues, qui seront filées, de l'étoupe, qui sera utilsée comme complément dans le travail textile.
- le peignage. Les fibres textiles teillées sont préparées pour la filature, c'est à dire divisées et parallélisées pour former des rubans.
De l'artisanat à la proto-industrie
Durant les premiers temps de son existence, l'artisanat textile ne constitue qu'une activité saisonnière parmi l'ensemble des travaux agricoles : la culture et la récolte s'intègrent dans les travaux des champs, alors que la préparation de la matière textile, le filage et le tissage sont des activités de morte saison. A partir du 16e siècle, le tissage de drap grossier couvre une production de toiles domestiques, toiles d'emballage et sayettes, destinées à un usage locale, ainsi que de fils pour les ateliers des villes.
Cette activité connaît une évolution à partir de la fin du 17e siècle lorsque la production textile, destinée à une consommation locale, cherche d'autres débouchés. Les fabricants-marchands jouent un rôle central dans cette mutation économique. Selon la logique du putting-out system, ils sous-traitent une large partie de l'ouvrage à la main-d'oeuvre bon marché des campagnes, à qui ils fournissent la matière première (fil et étoupe). Les produits finis collectés (drap, toile) sont ensuite vendus à des négociants d'Amiens ou d'Abbeville qui en assurent la diffusion sur le marché national ou européen.
Le mouvement de proto-industrialisation s'accélère au 18e siècle, notamment avec l'arrêt du Conseil d'Etat du 7 septembre 1762 qui permet aux habitants des campagnes de "fabriquer toutes sortes d'étoffes" et de les vendre en ville. Cette décision vient régulariser une production jusqu'alors anarchique et contribue également à reconnaître le rôle des campagnes dans l'économie textile. Jusqu'au milieu du 19e siècle, certains villages ont conservé une activité de filage et de tissage du lin ou du chanvre à domicile ou dans de petits ateliers (Beauval, Canaples, Halloy-lès-Pernois, Havernas, Domart-en-Ponthieu, Pernois, Saint-Ouen). Les ateliers, appelés "métiers" par métonymie, formaient une dépendance des maisons ou des petites fermes, ou étaient situés en sous-sol ou en soubassement des logis lorsque la disposition des lieux le permettait.
Les paradoxes du 19e siècle
L'artisanat textile local connaît des difficultés dans la première moitié du 19e siècle, notamment face aux performance de l'industrie britannique, et à la concurrence du lin russe et du phormium, ou lin de Nouvelle-Zélande. La filature à domicile de coton (Vignacourt, Doullens), de chanvre (Berneuil), de lin (Candas, Beauval, Domart-en-Ponthieu, Saint-Ouen) ou de laine (L'Etoile, Naours) se maintient, mais le tissage de toile d'emballage décline. La production locale de lin et de chanvre est insuffisante, et surtout voit son coût augmenter dans un contexte international défavorable, qui se révèlera propice au développement d'une nouvelle fibre textile originaire du Bengale, le jute.
Malgré cette conjoncture difficile, l'activité textile (rouissage, teillage, filature, tissage) reste importante, voire dominante dans nombre de communes de la région du Val de Nièvre et environs (Beauval, Canaples, Halloy-lès-Pernois, Havernas, Pernois). Les matrices cadastrales du milieu du siècle et les monographies communales de 1899 révèlent un nombre important de fileuses, tisserands et marchands de toiles, et permettent de comprendre l'organisation du travail et de sa diffusion. Le filage (femmes) et le tissage (hommes) à domicile sont mentionnés comme des catégories professionnelles à part entière, alors que les tâches les plus ingrates comme le rouissage, et dans une moindre mesure le teillage, semblent être restées le domaine des ménagers, comme le montre l'ancienne maison d'écangueur étudiée à Canaples.
Dans cette commune, le lin produit localement et dans les communes voisines est encore une source d'activité prépondérante au milieu du siècle, où de petits ateliers emploient près de 300 écangueurs à domicile, une quarantaine de tisserands, quelques fileuses et un marchand de toiles. À la fin du siècle, les trois quarts des ouvriers de la commune travaillent dans trois usines de teillage. L'importance de cette activité permet de penser qu'il s'agit d'un travail sous-traité par les usines Saint Frères.
À Pernois, linières et chènevières représentent encore plus de 36 hectares au milieu du siècle, et font travailler plus de 70 tisserands, 13 fileuses et un teinturier. En revanche, à la fin du siècle, la culture du chanvre a disparu, celle du lin recule et ne fournit plus du travail qu'à quelques métiers à tisser.
L'industrialisation et Saint Frères
En 1814, les frères Pierre-François, Jean-Baptiste Amable et Pierre-François Saint, tisserands, fondent à Beauval une manufacture de toiles d'emballage en fils d'étoupe et déchets de chanvre et de lin. Pour répondre à la demande de leur entreprise bientôt florissante, ils sous-traitent une grande partie de leur production aux nombreux teilleurs, fileurs et tisserands de Beauval et de la vallée de la Nièvre. A la même époque, l'industrie textile proprement dite fait son apparition dans la vallée de la Nièvre avec la création d'importantes filatures et tissages à L'Etoile (les Moulins-Bleus, 1822), Flixecourt (1830), puis à Berteaucourt-les-Dames (Harondel) et Saint-Ouen.
L'étape finale est définitivement franchie avec la création en 1857 par les frères Saint de la première usine de tissage mécanique du jute à Flixecourt, berceau et coeur de l'empire industriel Saint Frères. A partir des années 1870, les nombreux artisans textile à domicile (tisserands, fileuses) employés par les Saint depuis plus d'un demi-siècle, ainsi qu'une population issue du monde agricole, viennent grossir les effectifs des usines Saint Frères. Par tradition, et quelle que soit leur origine, ces ouvriers sont toujours appelés tisserands dans les matrices cadastrales, bien qu'ils aient quitté le cadre artisanal pour entrer pleinement dans le système industriel.
L'apport d'une nouvelle plante textile d'exportation, et l'industrialisation qui en découle sonnent définitivement le glas de l'artisanat textile du Val de Nièvre et de ses environs.
Chercheur de l'Inventaire du patrimoine - Région Hauts-de-France