[La démolition de la collégiale Saint-Evremond en 1895] :
"Monsieur Eulart dont on connaît les beaux travaux sur l'art gothique, adresse aux Débats la lettre suivante pour signaler un acte de vandalisme auquel la municipalité de Creil va se livrer : la destruction de l'église Saint-Evremond. L'indignation de Monsieur Eulart sera partagée par tous ceux qui s'occupent des origines de l'art français ; nous espérons que son cri d'alarme aura pour effet d'attirer l'attention des autorités compétentes et qu'on parviendra à préserver d'une démolition barbare un des plus beaux spécimens de l'art gothique primitif.
Monsieur le Rédacteur,
Il s'agit de dénoncer à l'opinion publique un nouveau projet de destruction de l'ancienne église Saint-Evremond de Creil. Tous ceux qui s'intéressent à l'histoire de l'art français connaissent et aiment ce petit monument.
Non seulement il soulève des questions qui n'ont pas encore reçu de réponse définitive et qui se rattachent à l'origine même de notre style gothique, mais il a un mérite que je ne saurais mieux faire ressortir qu'en évoquant le témoignage d'un connaisseur éminent : Parmi tous les édifices de la période de transition, dit Monsieur L. Gonse (Art Gothique, p.85-86), j'estime qu'il n'en est pas de plus parfait que la collégiale de Saint-Evremond. Tout est matière à examen dans le petit édifice, dont l'exécution dénote une main sûre et un sentiment original. Cette œuvre charmante a eu, à n'en rien douter, une notable influence sur l'évolution de l'école parisienne du milieu du 12e siècle.
Qu'ils admettent ou non les attributions de date et d'école que je passe dans cette citation, les amis de l'art et de l'histoire ne peuvent que souscrire sans réserve aux appréciations de M. Gonse.
Le plan de Saint-Evremond, de Creil, a été publié, dès le 16e siècle, par Du Cerceau, qui le donne avec celui du Château dans son recueil Les plus excellents bastiments de France ; dès le début des études d'archéologie française, le docteur Woillez a étudié le monument avec prédilection dans son grand ouvrage sur L'ancien Beauvaisis, et Viollet-le-Duc a consacré un beau dessin de son dictionnaire à l'un des remarquables détails de l'édifice.
Après de tels témoignages, on croit rêver lorsque l'on jette les yeux sur le programme du concours pour la reconstruction de l'Hôtel de Ville de Creil. Malgré les assurances formelles que Monsieur le Maire de Creil avaient données l'an dernier à la commission des monuments historiques, ce programme implique la démolition de Saint-Evremond. On connaît, du reste, l'hostilité inexplicable de la municipalité de Creil pour le seul monument qui mérite d'attirer les étrangers dans cette ville.
On ne peut cependant pas arguer d'une nécessité : le terrain dont dispose la ville est dix fois suffisant ; de plus, la conservation de l'ancienne église et celle de la tour du 15e siècle, qui subsiste du château, s'accordent merveilleusement avec l'érection de l'hôtel de ville, soit que l'on fasse de l'église une salle des fêtes magnifique autant qu'originale, soit qu'on se contente de la consolider et de l'isoler dans un jardin où elle ferait le plus bel effet pittoresque. En tout pays civilisé, les villes ont tenu à honneur de conserver les glorieux témoignages de leur passé artistique ; des églises désaffectées ont été heureusement adaptées à d'autres usages ; ce sont des musées à Angers, Arles, Barcelone, Caen, Narbonne, Poitiers ; des halles à Bernay, Saint-Quentin, Senlis ; un magasin municipal à Dijon ; à Soissons et à Compiègne, des gymnases ; enfin à Paris, le conservatoire des Arts et métiers est un modèle d'adaptation intelligente, artistique et commode de toute une série de bâtiments gothiques à des services modernes et variés.
On juge de plus haut à Creil et l'on semble y être jaloux du renom tout spécial que s'est acquis l'an dernier, la municipalité d'Arras. Celle de Creil peut même espérer plus de célébrité car le mérite de Saint-Evremond est incontestablement supérieur à celui des portes si stupidement abattues à Arras.
Mais sera t-il permis à un Conseil Municipal quelconque et plus ou moins éphémère, de priver pour toujours les artistes et les archéologues d'un objet d'admiration et d'étude ; parce qu'un réverbère, un kiosque de fonte, ou un bassin avec jet d'eau et poissons rouges sont davantage à son esthétique personnelle et lui semble exiger une place rigoureusement précise ? "
L. Eulard.
Extrait de Creil, un acte de vandalisme. L'intermédiaire des chercheurs et curieux, n°689 (colonne 97), 10 mai 1895 [lettre publiée à l'origine dans le Journal des Débats ].
Photographe du service de l'Inventaire général du patrimoine culturel, Région Hauts-de-France.