L´adoption des machines à vapeur et de la mouture "à l'anglaise" à Saint-Quentin, à partir de 1817
L'adoption des machines à vapeur et de la nouvelle technique de mouture, dite à l'anglaise (en remplacement de la mouture économique) semble indissociables, à Saint-Quentin. Plusieurs sources permettent de comprendre l'introduction de ces avancées techniques, et la précocité des minoteries saint-quentinoises dans cette révolution technologique de la meunerie.
Cette analyse se base sur trois sources bibliographiques. D'une part, pour resituer Saint-Quentin dans le contexte national, le traité de Marcel Arpin, ouvrage de référence dans l'histoire de la meunerie française (Histoire de la meunerie et de la boulangerie, 1948) ; d'autre part, les deux ouvrages régionaux du 19e siècle, de J.-B.L. Brayer (Statistique du département de l´Aisne, 1824-1825) et de Charles Picard (Saint-Quentin de son commerce et de ses industries (1789-1866) , 1867).
Marcel Arpin (pp.42-43) retrace l'histoire de l'adoption de la machine à vapeur par la meunerie, avant même l'arrivée de la technique de la mouture à l'anglaise postérieure à 1815 :
M. Jacques-Constantin Périer proposa au ministre, en 1787, de créer à Paris un moulin mû par des pompes à feu (c'est ainsi qu'on nommait à cette époque les machines à vapeur), semblables à celles de Londres, pouvant produire 1. 000 sacs de farine par jour.
Le ministre n'accueillit pas favorablement cette proposition, mais elle fut acceptée par la Commune de Paris, et M. Périer construisit, à ses frais, un moulin à vapeur qui fonctionna pendant trois ans. [12 paires de meules actionnées par 2 machines à vapeur Watt]. Mais la mouture à vapeur de cette époque, étant donné le prix élevé de la houille, la consommation exagérée des chaudières en combustible, et sans doute aussi l'imperfection du système de transmission du mouvement, ne put soutenir la concurrence avec les moulins à eau, et n'eut pas de lendemain.
L'exemple fut néanmoins suivi plus tard ; après les frères Périer, plusieurs moulins furent établis en France, notamment un aux environs de Saint-Quentin, et deux autres à Saint-Denis (Seine) [...] ; mais pour les mêmes raisons que les précédentes, ces industriels de progrès se trouvèrent dans la nécessité de cesser leur exploitation par les machines à vapeur.
A quel moulin, près de Saint-Quentin, Marcel Arpin fait-il référence ? Il pourrait s´agir du moulin de M. Cougouilhe, à Gouy (20 km au Nord de Saint-Quentin), cité plus loin par l´auteur comme le premier moulin monté à l'anglaise en France, en 1818. (cf. annexe 2)
J.-B.L. Brayer, "chef du bureau" de la Préfecture de l'Aisne, et contemporain des événements qu'il relate en 1825, apporte un éclairage plus précis sur l'adoption des machines à vapeur et de la mouture à l'anglaise :
Mouture à la vapeur. Cette manière de moudre n´est connue dans le département que depuis quelques années. M. Nobécourt-Caulier, brasseur à Saint-Quentin, fut le premier qui, en 1817, conçut l'idée d´y faire construire un moulin à blé à l´instar de ceux qui existent en Angleterre [note : Les procédés de la mouture à la vapeur dispensent de faire passer le grain plus d´une fois sous la meule] ; il fit venir de Londres, à cet effet, une machine de la force de six chevaux, et un ingénieur-mécanicien pour la monter. En 1818, M. Hardempont-Lasnier fit également ramener de l´Angleterre, une machine à vapeur de la force de dix chevaux, et le mécanisme d´un moulin composé de quatre paires de meules.
Un troisième moulin existe à Saint-Quentin. Cet établissement, plus important que les deux autres, et construit à l´instar de ceux de Saint-Denis, près Paris, fut créé en 1821 par MM. Rivage et Lefebvre-Carpentier ; il est surtout remarquable par la beauté et la perfection du mécanisme et du beffroi. [...].
La présence d´un moulin à vapeur saint-quentinois, en 1817, et donc antérieur au moulin de M. Cougouilhe à Gouy (1818), est confortée par un document conservé aux archives municipales de Saint-Quentin (Série D ; 3 D 19), concernant l'examen par l´ingénieur du canal de la machine à vapeur de M. Nobécourt-Caulier, autorisée par arrêté du 23/09/1817. Cette minoterie, associée à une brasserie, fondée par Charles Nobécourt-Cordier [orthographe relevée dans les matrices cadastrales], se situait en plein centre de la ville, vers les actuels numéros 56-60 de la rue du Gouvernement.
Charles Picard (p.149-151) conforte cette information dans sa présentation de l'adoption des machines à vapeur à Saint-Quentin :
De 1817 à 1826, il s´établit à Saint-Quentin vingt-sept pompes à feu, depuis quatre jusqu´à trente chevaux de force. Parmi ces 27 machines à vapeur, C. Picard recense 3 machines de minoterie construites en 1816, en 1817 et en 1822. Il s'agit très certainement, des minoteries Nobécourt-Collier (ou Caulier), Hardempont et Rivage.
C. Picard donne l'origine de ces machines à vapeur (p.568), en s´appuyant sur un rapport de la Chambre Consultative du 3 janvier 1826 :
- Minoterie Naubécourt-Caulier - Machine de 6 ch. installée en 1817 par l'ingénieur Anglais Hall (Dartford).
- Minoterie Hardempont - Machine de 10 à 12 ch. installée en 1817 par l'ingénieur Edwards [ingénieur anglais installé en France à partir de 1815, qui reprendra ensuite les établissements des frères Périer à Chaillot].
- Minoterie Rivage - Machine de 16 ch. installée en 1822 par les établissements de Chaillot.
On le voit, les machines sont anglaises et françaises.
En France, l'établissement de Chaillot était alors le principal fabricant de machines à vapeur. Mais dès 1819, un atelier de construction de machines à vapeur est créé à Saint-Quentin par Casalis et Cordier, pour répondre aux besoins des industriels de la région (essentiellement des filateurs de coton).
Cinq ans environ après l´installation de la première machine à vapeur à Saint-Quentin, par la famille Arpin (1812), dans une filature de coton située à quelques dizaines de mètres des futures minoteries Hardempont et Rivage, la minoterie saint-quentinoise se dote donc de ses deux premières machines à vapeur (Nobécourt et Hardempont).
Il semble que ce soit surtout la minoterie Rivage qui ait retenu l'attention de J.-B.L. Brayer (p.38), moins pour sa machine à vapeur que pour ses équipements de mouture.
Cet établissement, plus important que les deux autres, et construit à l´instar de ceux de Saint-Denis, près Paris, fut créé en 1821 par MM. Rivage et Lefebvre-Carpentier ; il est surtout remarquable par la beauté et la perfection du mécanisme et du beffroi. Le moulin renferme six paires de meules montées comme celles adoptées dans le moulin anglais, quoique cependant tout ait été confectionné en France à la fonderie de Chaillot. La force motrice équivaut à celle de 18 à 20 chevaux continuellement en action. Chaque paire de meules convertit en farine 5 [barré : 2] hectolitres de blé à l´heure. On évalue de 260 à 280 hectolitres la quantité de blé que ces moulins peuvent convertir journellement en farine, dont une assez forte partie trouve son principal débouché dans les départemens (sic) du Nord et des Ardennes ; ce qui n´est pas exporté est consommé dans la ville ou les communes ressortissant de l´arrondissement, où plus des deux tiers des moulins sont mûs par l´action du vent. L´introduction de la nouvelle mouture a diminué le travail de ces moulins.
Après ces explications sur l'origine du premier moulin monté à l'anglaise en France, M. Arpin aborde la diffusion du modèle des moulins de Saint-Denis construits par MM. Benoist et Dezobry (pp. 153-154). Un autre ingénieur Anglais, Atkins, installe un atelier à Dampierre près de Dreux. Il propose des transformations au moulin de M. Touaillon à Provins, qui au préalable demanda une expérience sur le moulin de Dampierre.
Benoist et Dezobry, meuniers à Saint-Denis, après une visite à Dampierre, partent en voyage d'étude en Angleterre avec Touaillon. A leur retour ils décident de construire chacun un moulin à vapeur monté à l'anglaise. Le moulin de M. Benoist, à 4 étages, était doté de 6 paires de meules de 1,30 m actionnées par une machine à vapeur de 20 ch.
Benoist et Dezobry firent visiter leur installation à certains de leurs confrères des environs de Paris : Truffaut et Hamot, Destors de Gonesse, Périer frères, aux Bonshommes de Passy, lesquels, suffisamment convaincus par ce qu'ils venaient de voir, adoptèrent la mouture à l'américaine. Ces événements se déroulaient entre 1817 et 1822.
La nouvelle mouture mit du temps à se répandre, ce n'était qu'un petit nombre de moulins qui l'utilisait, mais il y avait à cela plusieurs raisons : son installation était fort onéreuse ; si l'on marchait à la vapeur, la consommation de charbon était très élevée et, d'un autre côté, les nouveaux systèmes de roues hydrauliques exigeaient des travaux d'eau considérables ; enfin, le matériel ancien, et jusqu'aux bâtiments eux-mêmes qui servaient à les abriter, ne répondaient plus aux nouveaux besoins, il fallait faire tout à neuf.
Les informations de Marcel Arpin et Brayer concordent et permettent de faire un rapprochement étroit entre les moulins de Saint-Denis et celui de M. Rivage, les premiers servant de modèle au second. L'absence de sources (dossiers des Etablissements Insalubres détruits, première série des matrices cadastrales lacunaires aux Archives Départementales de l'Aisne et détruites aux Archives Municipales de Saint-Quentin, etc.) ne permet guère d'aller plus en avant dans l'étude des ces minoteries saint-quentinoises.
Chercheur du service de l'Inventaire général du patrimoine culturel de Picardie, puis des Hauts-de-France, depuis 2002.